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Les outils incontournables pour réussir sa recherche

Afin de mieux aborder le travail des jeunes chercheurs dans la bande dessinée, je vais maintenant discuter de la question des outils et des méthodes. Cette question est, bien entendu, étroitement liée à celles déjà traitées, des disciplines et des domaines de recherche. Mais il s’agit maintenant de se concentrer sur les vingt-cinq doctorants de mon panel d’entretiens pour comprendre le développement concret d’un travail de recherche universitaire sur la bande dessinée : quels sont ses outils, méthodes et approches ?

Quand on parle de « méthodes », il ne s’agit pas uniquement de la grande méthodologie scientifique, rigide et balisée. Les doctorants interrogés, dans leur diversité, citent parfois des approches établies : socio-sémiotique avec Philippe Paolucci, ethnométhodologie chez Julien Falgas, prosopographie pour Jessica Kohn, ethnologie avec Pierre Nocerino. Mais beaucoup préfèrent tracer leur propre chemin, bricolant une méthode sur mesure, inspirée tantôt par un parcours empirique, tantôt par l’influence d’un chercheur marquant. Impossible ici d’enfermer ces jeunes chercheurs dans une seule case méthodologique.

Ce qui retient particulièrement l’attention, ce sont justement ces démarches et outils qui se démarquent, soit par leur singularité, soit par leur capacité à donner une coloration vraiment universitaire à l’étude de la bande dessinée.

Dessin d’Erwann Sucouf pour l’exposition du musée du Quai Branly, « L’ethnologie vous surprendra », 2015. Les bandes dessinées aident à saisir l’ethnologie, mais l’inverse est tout aussi vrai : l’ethnologie éclaire la bande dessinée.

Quelles approches pour lire le travail ?

Le cœur du sujet, c’est l’analyse des œuvres elles-mêmes. Les outils traditionnels, sémiotique, narratologie, esthétique, sont toujours à l’œuvre. Pourtant, la plupart des jeunes chercheurs refusent de s’enfermer dans des schémas tout faits. Plutôt que d’appliquer une « recette » méthodologique, ils préfèrent inventer leurs propres instruments d’analyse.

Dans les faits, les pratiques varient franchement. Certains multiplient les lectures pour faire émerger des échos insoupçonnés (Catherine Mao), d’autres cherchent à épuiser tous les possibles de l’œuvre (François Poudevigne). On peut aussi s’attacher à chaque détail graphique (Elsa Caboche), ou au contraire se concentrer sur la structure d’ensemble (Côme Martin). Plus rare, l’emploi d’une base de données informatique pour repérer des motifs récurrents (Sébastien Llaurens) offre une approche presque scientifique. Cette logique de données, qui rassure par sa rigueur, se retrouve aussi dans les enquêtes sur les auteurs (Kohn) ou les lecteurs (Julie Demange).

Une question revient sans cesse : les outils de l’analyse littéraire, de l’art ou du cinéma conviennent-ils pour étudier la bande dessinée ? Parfois, la réponse passe par l’exploration d’autres univers méthodologiques, comme l’analyse du jeu vidéo pour la bande dessinée numérique (Anthony Rageul). Pour beaucoup, il s’agit moins d’appliquer des concepts existants que de les adapter, voire d’en forger de nouveaux, propres à ce médium hybride. « Hybride » : le mot revient souvent, tant il permet d’aborder la bande dessinée sous des angles multiples, et de puiser dans un éventail d’outils qui font la richesse de ce champ d’étude.

Autour du travail : archives et paratexte

Mais c’est souvent dans ce qui entoure l’œuvre que la spécificité universitaire s’affirme. Beaucoup de chercheurs accordent un réel intérêt à ce qu’on appelle le « paratexte » : tout ce qui façonne l’environnement de création. Il ne s’agit pas uniquement de commenter l’œuvre ou d’en juger la valeur, mais de la replacer au cœur de ses conditions de production et de réception.

Force est de constater que les recherches s’appuyant sur les archives primaires (manuscrits, correspondances, contrats, esquisses…) restent peu nombreuses. Les sources disponibles sont rares et difficiles d’accès : droits mal identifiés, réticence des éditeurs, fonds dispersés. Ceux qui se sont aventurés sur ce terrain historique témoignent des obstacles rencontrés. Il y a là un manque de ressources qui freine la réflexion historique sur la bande dessinée, et l’on pourrait regretter que la connaissance de ces archives soit encore si limitée.

Le Rabbit Rab, une source paratextuelle choisie pour comprendre L’Association par le groupe ACME ou Benjamin Caraco.

Dans la plupart des cas, la démarche paratextuelle s’appuie donc sur d’autres types de sources. Chez les historiens ou les spécialistes de langues étrangères, l’analyse s’élargit à l’utilisation de la presse, à la production éditoriale périphérique. Par exemple, Benjamin Caraco étudie la maison d’édition L’Association en s’intéressant à des publications comme les catalogues ou le Rab de lapin, qui ne sont pas des œuvres en tant que telles. Isabelle Guillaume, lorsqu’elle se penche sur l’éditeur Vertigo, fouille les articles de presse et les discours promotionnels du lancement du label. Certains adoptent une approche plus lexicologique pour saisir la diversité des termes utilisés autour de la bande dessinée (Anastasia Scepi, Julien Falgas). Un questionnement émerge : la bande dessinée, en tant que telle, peut-elle constituer une source à part entière ? Ne faut-il pas croiser les regards analytiques pour en révéler tout le potentiel ? Cette remise en cause permanente, cette exigence de confrontation méthodologique, se situe au cœur même de la démarche scientifique.

L’entretien, ou le mot de l’auteur

Dans ce travail sur le paratexte, la parole de l’auteur occupe une place particulière. Plus la recherche porte sur des œuvres contemporaines, plus cette dimension devient évidente. Pour la plupart des doctorants, solliciter directement les auteurs, même dans une étude d’apparence purement littéraire, va de soi. Cette démarche peut aussi s’étendre aux éditeurs (Jean-Charles Andrieu, Guillaume), collaborateurs (Camaco), lecteurs (Julien Falgas, Julie Demange).

Les usages varient. Pour certains, recueillir la parole des acteurs ne constitue qu’un complément utile, mais sans poids déterminant. Pour d’autres, c’est un outil fondamental, structuré et codifié : organisation d’entretiens enregistrés, archivage, retranscription, analyse lexicale. Cette logistique méthodique rappelle parfois les pratiques de l’enquête qualitative en sociologie. Certains, comme Pierre Nocerino ou Julien Falgas, privilégient même une approche ethnologique, cherchant à recueillir la parole brute, intégrée telle quelle à la thèse.

Numa « Entretiens avec Hergé » de Sadoul en 1975 : transcrire la parole de l’auteur, une tradition d’études sur la bande dessinée ?

Le véritable défi n’est pas tant d’obtenir une vérité de première main, mais de confronter ce qui se dit à d’autres modes d’analyse. Il s’agit de croiser la parole de l’auteur avec une lecture sémiotique ou esthétique (Philippe Paolucci), même lorsque leurs interprétations divergent (Laura Caraballo, Andrieu). Un doctorant insiste : l’entretien n’est pas une interview journalistique, mais une véritable source scientifique.

Pourquoi ce goût prononcé pour la parole des acteurs, et en particulier des auteurs ? Il s’explique sans doute par le contexte propre à la bande dessinée, où la figure de l’auteur est revenue sur le devant de la scène, dans un climat économique tendu. À l’université, cette pratique s’inscrit dans le développement de l’histoire orale depuis les années 1980. Difficile de dire si cela est aussi marqué dans la recherche sur la littérature écrite ou les beaux-arts, mais une tradition s’est installée dans les études sur la bande dessinée, universitaire ou non, qui fait de l’auteur un interlocuteur de choix, à travers revues et monographies. Peut-être est-ce aussi une question d’accessibilité : l’auteur de bande dessinée semble plus proche, plus disponible que d’autres créateurs.

Approches « culturalistes » et « comparatistes »

Deux démarches méritent d’être évoquées, tant elles témoignent de l’ouverture des jeunes chercheurs vers les tendances internationales de la recherche sur la culture : les approches « culturalistes » et « comparatistes ».

L’approche « culturaliste », citée par l’un des doctorants, s’inspire directement des cultural studies anglo-saxonnes, longtemps absentes du paysage français. Elle se veut transdisciplinaire, envisageant la culture dans son ensemble comme un prisme pour comprendre la société et ses enjeux, y compris politiques. Dans cette perspective, la bande dessinée n’est plus uniquement objet d’étude, mais aussi trace ou symptôme de faits sociaux et historiques. Plusieurs doctorants croisent ainsi la bande dessinée avec des problématiques identitaires (Guillaume), la question de la violence légitime (Désirée Lorenz), la mémoire et la construction historique (Vincent Marie, Isabelle Delorme, Sébastien Llaurens), la mobilisation professionnelle (Nocerino) ou encore les normes politiques (Damien Boone).

Quant à l’approche « comparatiste », elle regroupe diverses méthodes partageant l’idée que la compréhension d’un objet passe par la confrontation d’espaces culturels (Jessica Kohn) ou de formes artistiques (Elsa Caboche, Côme Martin, Marion Lejeune, Aurélie Huz). Héritée de la littérature comparée, cette voie invite à analyser ensemble des œuvres ou des auteurs très différents pour en dégager similitudes et écarts.

Ces deux courants ont un point commun : ils aspirent à replacer la bande dessinée dans un ensemble socioculturel plus vaste, à dépasser les catégories toutes faites. Il y a là une exigence de polyvalence qui oblige le chercheur à jongler avec des objets, des méthodes, des disciplines variées. C’est sans doute ce qui distingue le plus radicalement la recherche universitaire des travaux amateurs : l’objet n’est plus la bande dessinée seule, mais la création et la société dans leur globalité. Ce sont des démarches qui épousent les grands mouvements de fond des sciences humaines, où l’engagement des jeunes chercheurs s’inscrit, consciemment ou non, dans la logique institutionnelle universitaire.

Au fil de ces choix, une certitude demeure : la recherche sur la bande dessinée ne cesse de repousser ses limites, empruntant des chemins inattendus pour explorer, comprendre, et parfois bousculer les frontières du savoir. Qui sait jusqu’où ces méthodes et ces approches mèneront les chercheurs de demain ?

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